Bahaga est de retour? Non. Le sien n’est pas un retour, puisqu’il affirme avoir toujours chanté bien qu’il n’avait pas produit d’album inédit depuis 1992. D’ailleurs comme il nous l’avait déjà annoncé lors de notre dernier entretien, les chansons ont toujours été là il ne manquait qu’un bon cadre pour les sortir. Malgré les vingt années écoulées et surtout malgré qu’il approche la cinquantaine sa voix est restée la même. Les 10 chansons du nouvel album, dont 9 inédites et une reprise, rappellent tellement le style inoubliable de Burikukiye Prosper Magloire alias Bahaga qui nous a fait vibrer et tant réfléchir les années durant. Les textes profonds en kirundi la langue de ses ancêtres, la voix, l’histoire politique du Burundi .Tout est là pour rappeler que l’idole Bahaga a toujours été là malgré les vingt ans de silence. Quoi qu’on dise il a toujours été parmi nous. Tout est parfait aucun bémol à signaler.
Tout comme dans ses anciens succès, ses textes sont sujets de plusieurs interprétations, ou parfois de manque d’interprétations et de difficile décortication. Des fois on a beau écouter et réécouter mille fois mais on n’a pas la sensation d’avoir tout compris. Cette fois quand même après avoir écouté et réécouté le nouvel opus de Bahaga je ne peux que constater que cette fois les choses sont plus claires qu’auparavant. En effet si dans ses précédentes chansons tout le monde se demandait de qui il parlait en chantant «Yasa n’irirenga» dans ce nouvel opus il s’agit bel et bien de «Gaudensiya Inarukundo». Si on le taxait de chanteur de politique (ou d’extrémiste pour certains) alors qu’il ne mentionnait aucun nom à l’époque, cette fois les noms de politiciens pullulent dans cet opus. De Micombero à Bagaza, en passant par Buyoya et surtout sans oublier l’inoubliable (et tristement célèbre) Simbananiye et son plan. Curieux de nature et inquiet de ce langage cru, j’ai voulu comprendre.
Adolphe B.: L’on vous a toujours taxé de chanteur politicien, certains vont même plus loin en vous taxant d’ethniste voir même d’extrémiste alors que vous n’aviez jamais mentionné de nom de politiciens dans vos textes, pourquoi avez-vous opté cette fois ci de citer les noms? Pourquoi avez-vous renoncé en quelque sorte à vos textes énigmatiques? Besoin ou désir d’affirmation ou de confirmation de ce que nombreux pensaient de vous? Vous assumez?
Bahaga: J’ai toujours assumé ce que je fais. Si j’ai mentionné les noms c’était pour lever toute équivoque afin de briser certains tabous burundais. Ces personnes «intègres» qui continuent à jouir d’un certain prestige alors que tout le monde sait qu’ils ont trempé dans les massacres qui ont endeuillé notre pays. Non je n’ai pas renoncé à quoi que ce soit. C’est un style qu’il fallait adopter sans euphémisme pour que l’on sache de qui il s’agit n’en déplaise à ceux qui veulent nous les imposer comme des Grands Hommes barundi. Je sentais le besoin de mettre les points sur les i (et sur les u aussi d’ailleurs!).
Adolphe B.: Pourquoi avez-vous intitulé votre nouvel album «imyaka mirongo ibiri y’agacerere»? Pourquoi avez-vous attendu si longtemps? Pourquoi ce silence? Vous disiez qu’il vous fallait un cadre parfait pour sortir vos chansons, qu’a -t- il de parfait le cadre actuel pour sortir cet album?
Bahaga: En fait, mon dernier album date d’il y a 20 ans en 1992. Bien que j’aie commencé à enregistrer de nouveaux morceaux en 1993 pour sortir un nouvel album depuis la Suisse, j’ai laissé l’album inachevé dans le studio de Tom Frey, à Lucerne. Cela était dû au fait que le Burundi vivait une situation atroce et moi, loin là-bas, en Suisse, je me culpabilisais en quelque sorte d’être dans un endroit sûr et paisible alors que certains de mes musiciens se faisaient flinguer. Je n’ai pas su que cette situation allait perdurer. En ce qui est du cadre, j’ai pensé que le cinquantenaire de l’indépendance était un cadre idéal.
Adolphe B.: Certaines des chansons qui composent cet album font allusion aux situations actuelles et d’autres un peu moins. Quand ont été écrites les chansons de cet album?
Bahaga: C’est vrai il y a dans cet album des chansons comme «Intango y’ imperuka», «Mbayahaga, Bagaza n’ abandi» qui datent d’avant 2002, la reprise de «Ntibazi ico bakora» d’il y a 20 ans et d’autres qui sont récentes comme «Ikabamena»…
Adolphe B.: Devrons nous attendre encore 20 ans pour un nouvel album?
Bahaga: A vrai dire, je ne sais pas, je vais m’efforcer de produire un peu plus maintenant que je m’y remets. Un album chaque année comme on le fait traditionnellement. On verra.
Adolphe B.: Qui est Boniface Fidel Kiraranganya? Qu’a-t-il écrit d’aussi extraordinaire pour mériter un hommage dans votre album?
Bahaga: Boniface Fidel Kiraranganya un « muganwa » refugié au Canada depuis légèrement après les événements sanglants de 1972. Le seul qui a montré tous les massacres de 1972 avec toutes leurs horreurs dans son livre «La vérité sur le Burundi». Je trouve que si d’autres barundi avaient suivi son exemple et montré au grand jour ce que l’armée monoethnique de l’époque était en train de faire endurer à une partie de la population cela aurait permis d’éviter la dégradation de la situation. Sinon comment voulez vous la réconciliation quand certains barundi mentent comme ils respirent et transmettent à leurs enfants des mensonges. Si vous lisez «la Vérité sur le Burundi» de Boniface Fidel Kiraranganya votre regard sur les barundi et le Burundi change. En tout cas c’est quelqu’un qui aime le Burundi mais malheureusement, comme c’est souvent le cas, c’est un amour à sens unique. Je voulais lui dire merci par le biais d’une petite chanson, même si je ne le connais que par son bouquin, tout en espérant qu’un jour le Burundi le rapatrie pour le décorer comme on le fait ailleurs pour honorer des gens qui ont rendu des services loyaux à leurs pays. Je trouve souvent hypocrite les hommages à titre posthume. On devrait avoir de l’estime pour des gens comme Boniface Fidel Kiraranganya de leurs vivants.
D’ailleurs par rapport à la vérité au Burundi, j’ai acheté le magazine IWACU numéro 5, d’avril 2012, intitulé «1972; Massacres. Répression. Enquêtes et témoignages» et je tiens à louer le courage de l’ancien ministre de l’éducation nationale (1982-1987) sous Bagaza, Isidore Hakizimana, qui «…demande pardon à toute personne qui croit qu’elle en a été victime». Pour ceux qui n’ auraient pas lu l’article, il se confie à IWACU dans une enquête sur le système éducatif qui marginalisait les enfants bahutu lors du concours national donnant accès au secondaire. Dans cet article le ministre reconnaît avoir reçu l’ordre de Bagaza d’établir un recensement ethnique des candidats au concours national. La copie d’un écolier muhutu était marqué par un «U» et sur celle de son camarade mututsi un « I ». Le ministre reconnait avoir obéi malgré lui, il assume sa part de responsabilité et demande pardon. Les langues se délient petit à petit. Seulement, une nouvelle comme celle là qui ferait l’effet d’ une bombe sous d’autres cieux est passée sous silence au Burundi. Pas une radio, une télé, la «société civile» n’a relayé cet aveu. Et Bagaza continue à se la couler douce en Ethiopie.
Adolphe B.: A qui faites vous allusion dans « Yaga mukama» lorsque vous dites «Nyakubahwa»? S’agit-il de Ndadaye Mélchior le premier président démocratiquement élu? Si oui le fait que ses assassins courent toujours doit il empêcher les défenseurs des droits de l’homme de parler d’autres assassinats? Ce morceau sonne comme une attaque à la société civile vous ne trouvez pas?
Bahaga:Nyakwubahwa c’est son Excellence Feu le président Melchior Ndadaye. J’ai l’impression qu’on se moque du héros de la démocratie. Sinon on verrait cette soi-disante société civile prendre sa défense jusqu’à ce que les coupables et/ou les commanditaires soit traduits devant la justice. La «société civile» parle de tous les assassinats sauf de celui-la. L’ assassinat de Melchior Ndadaye ne semble pas les intéresser alors que c’est cet assassinat qui est à la base des problèmes que nous vivons aujourd’hui au Burundi. C’est pour cela que je suis de ceux qui doutent de l’impartialité de cette «société civile». La société civile n’est pas un parti politique d’opposition. Elle doit signaler tout ce qui ne va pas dans un pays mais mentionner aussi ce qui marche. On n’entend jamais du bien du Burundi de «cette société civile». Par rapport à cette question je vous conseille de lire sur la toile la contribution d’un internaute, un certain Jean Bosco; «Et si les associations civiles violaient aussi les règles du jeu?»: http://www.iwacu-burundi.org/spip.php?article2475.
Adolphe B.: «Umunyarwandakazi» est une très belle ballade à l’ancienne et qui sonne comme une histoire vraie. Est ce votre vécu personnel? Avouez-le.
Bahaga: Avec un thème pareil je pense que ça doit avoir été une histoire vécue par beaucoup de barundi qui ont eu une petite amie rwandaise au début des années 90 et qui par après est rentrée au Rwanda en 1994. Bien sûr que l’histoire est vraie. Je chante souvent la réalité même si des fois je laisse aussi la place à la fantaisie. Maintenant s’il s’agit de mon vécu personnel la réponse est oui et non.
Adolphe B.: Pour vous le cinquantenaire de l’indépendance du Burundi n’a été que cinquante années de mensonges comme vous le mentionnez dans «Yaga mukama»? Seul Dieu peut sauver le Burundi? N’est ce pas une vision si pessimiste de votre pays? L’histoire du Burundi est à réécrire complètement donc?
Bahaga: Oui bien sûr on sait qu’il y a l’histoire du vainqueur et l’histoire, la vraie, qui s’écrit avec grand H. Plus de cinquante ans de mensonges à mon avis. Ces gens qui depuis 1993 sont dans la logique «après nous le déluge» ne font que prendre le Burundi en otage mais une chose est sûre le pays est sur la bonne voie depuis la réintégration de l’armée par les FDD. Le changement a commencé avec Ndadaye même si c’est grâce aux gens comme Gahutu Rémy, encore un autre dont on ne parle pas souvent qui a le premier commencé à affronter l’armée monoethnique. Aujourd’hui on voit des militaires et des officiers hutus et la population hutu se reconnait dans l’armée nationale qui pendant des décennies était leur bête noire. Si cela a été possible même le reste viendra tôt ou tard. Ce n’est pas du tout pessimiste que de s’en remettre à Dieu dans un pays dont près de 100% de la population croit en Dieu.
Adolphe B.: Vos chansons sont elles toujours censurées par les radios comme vous le chantez dans votre chanson «Mbayahaga, Bagaza n’abandi»? Si oui comment l’expliquez-vous?
Bahaga: Eh oui! Avant c’était «ikinjana ca 20», des fois aussi «yasa n’irirenga», «Ibiti vy amufe» ou bien «Ku se misheli». Cette fois-ci c’est dur pour tout l’album. Je suis étonné par le comportement hypocrite de certains jeunes animateurs de la plupart des media, radios et presse écrite confondues. Ils font tout pour bloquer l’album. Mais bon! Si c’est cela leur façon d’informer. Mais je ne pense pas que leur censure puisse arrêter mon album, ils peuvent juste le bloquer pour un certain temps mais pas pour l’éternité. Je comprends que certains burundais se sentent choqué par le fait que je mentionne les noms de dictateurs comme Buyoya ou de Bagaza comme s’ il s’agissait de monsieur tout le monde mais de là à bloquer l’album, c’est pitoyable. Ils ne comprennent pas qu’on est au 21e siècle. Ils devraient comprendre cet album comme un album iconoclaste. Oui, il comporte des chansons provocatrices mais elles provoquent à la réflexion, à la recherche, au débat. Bon à la guerre comme à la guerre!
Adolphe B.: Et «Gabudensiya Inarukundo» qui est-elle?
Bahaga: . Moi aussi je la cherche encore.
Adolphe B.: Dans «Intango y’imperuka» on dirait la description précise d’une scène de guerre? De quelle scène ou de qui parlez-vous exactement dans cette chanson?
Bahaga: Ça c’est le 29 avril 1972. Cette chanson n’est pas une fiction. Toute ressemblance avec des personnages et faits existants ou ayant existé n’est pas fortuite et dépend de la volonté de l’auteur (Rires!!!).
Adolphe B.: Vous connaissez beaucoup de l’histoire tragique du Burundi et surtout vous en parlez comme un témoin oculaire, êtes-vous prêt à collaborer ou à livrer votre version des faits à la commission vérité et réconciliation ou vous vous limiterez seulement à chanter?
Bahaga: Collaboration est un mot qui ne sonne pas bien depuis le gouvernement de Vichy, en France et à juste titre. Disons qu’ il y a pleins de Barundi témoins oculaires, je n’en sais pas plus que les autres sur l’histoire de ce pays mais si jamais on avait besoin de ma contribution je le ferais volontiers. Mais encore une fois, que cette interview ne soit pas prise pour une lettre de motivation pour un poste quelconque. Si mes petites chansons peuvent faire polémiquer sur certaines questions, c’est déjà ça. Bon, disons que je pourrais apporter ma contribution à «Vérité, Justice et Réconciliation» et non à «Vérité et Réconciliation» tout court. A quoi sert tout cela s’il n’ y a pas de Justice.
Adolphe B.: L’album est là, mais Bahaga en méga concert live (et non en «Karaoké») c’est pour bientôt?
Bahaga: Non, j’ai déjà reçu plusieurs demandes de concerts mais je ne sens pas vraiment l’envie de faire des concerts parce que la musique a chuté au plus bas niveau côté concerts. Les petits shows qu’on appelle, à tort et à travers «Karaokés», ne sont pas du tout à la hauteur de ce que nous faisions il ya 20 ans et contribuent à dévaluer les artistes. Des fois quand ils interprètent quelques unes de mes chansons et m’invitent sur scène je me sens flatté mais je dois dire que je vais y réfléchir avant de monter sur scène.
Adolphe B.: Qui sont les voleurs de vaches dont vous parlez dans «Ikabamena»? Pourquoi ce titre? Quel rapport y a-t-il entre les voleurs de vaches et le problème des terres?
Bahaga: Encore une fois, un clin d’œil à la «société civile» et aux media locales. Il ne devrait pas y avoir «deux poids, deux mesures». Parce qu’on semble fermer l’œil pour certains détournements ou certaines spoliations de terres. Et l’ouvrir pour d’autres. Au Burundi, il y a des odes pour les voleurs de vaches. C’est une bravoure que de voler les vaches d’autrui, si vous en doutez, écoutez « Amazina » ou « Inanga z’ibisuma vy’inka », « nazikuye kuri babandi bazisaba batazi kuzisasira » ou bien renseignez vous auprès de l’Abbé Adrien Ntabona . Quid pour les spoliations de terres. Comment voulez-vous qu’après on respecte la chose publique avec une culture pareille?
Adolphe B.: Encore merci pour cet entretien.
Bahaga: Merci à vous.
Propos recueillis par BIREHANISENGE Adolphe.
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– BURUNDI: PACI feat. BAHAGA. PORTRAIT D’UNE RENCONTRE DE GENERATIONS. LA RENAISSANCE D’UN HIT.: http://www.afrique.fr/culturel/burundi-paci-feat-bahaga-portrait-d%e2%80%99une-rencontre-de-generations-la-rennaissance-d%e2%80%99un-hit/